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Se rendre à Austerlitz : une forme de tourisme mémoriel

2. "Austerlitz", lieu témoin d'un événement passé où l'on va chercher des traces de ce qui nous a été raconté

Traces de la Grande Guerre
J. S. Cartier
Photos prises à Austerlitz
Colline de Santon
a/ Carnet de bord

Nous sommes partis dans un jeu de piste sur tous les sites qui ont été marqués par la bataille d'Austerlitz, guidés par les positions ("P") indiquées par Jakub Samek, du Projet Austerlitz, ainsi que par le guide fourni par l'Agence régionale de développement de la Moravie du Sud. En voici les principales étapes en images.

Dans les années 1980 et 1990, le photographe J. S. Cartier s'est intéressé de façon systématique aux traces laissées sur le champ de bataille de la Première guerre mondiale, accompagné dans ses grandes expéditions par sa femme. Dans la préface à un livre de ses photographies publié en 1994, Jean Rouaud écrit sur ce qu'une telle démarche permet de révéler.

b_L'oeil du photographe

Honneur, champ, contrechamps

 

« De la zone des combats, de cette ligne de front de six cents kilomètres de la mer du Nord aux Vosges, sur laquelle pour le gain de quelques mètres s’entretuèrent des millions d’hommes entre 1914 et 1918, je n’ai rien vu. […]

Donc, de la zone des combats, je n’ai rien vu. À quoi bon. Il faut un œil pour cela. Le mien ne voit rien, ou si peu, cette vision de myopes qui tient le monde à distance dans un tremblé permanent des choses. Il faut un œil. […] J. S. Cartier a promené cet œil tout au long de la ligne de front, avec le flair et la sensibilité d’un cueilleur de champignons, soulevant les feuilles mortes, ouvrant les buissons, grattant le sol. Car la nature a ce talent de ne pas trop en faire avec le souvenir. Elle laisse à la vie le soin de reprendre le dessus. […] Il est donc urgent de saisir cet ultime état des choses. Non pour éviter que tout recommence. Tout recommence toujours. Mais par curiosité, pour information, comme on feuillette le grand album du temps, de Pincevent à Douaumont, pour se raconter des histoires, pour en avoir le cœur net. Aussi belles soient-elles, dans leur perfection plastique, les photos ne sont pas parlantes. C’est Cartier qui leur rend la parole, qui les anime. Sur chacune il est intarissable. Spécialiste malgré lui, victime de cet œil qui ne se contente pas de la surface des choses, de la beauté du moment. Victime du souvenir et de sa trace, victime de cette grande chaîne dont on n’a de cesse de retrouver les chaînons manquants. Il faut regarder les photos de Cartier en tendant l’oreille. Vous n’entendez rien ? Forcez le volume : le vacarme de la guerre, les explosions terribles, le cri atroce des agonisants. Voilà, vous êtes maintenant sur la même longueur d’ondes : Ici, la voix des morts. »

Jean Rouaud, "Honneur, champ, contrechamps", Préface in Traces de la Grande Guerre

Les Vestiges oubliés de la mer du Nord à la Suisse

J. S. Cartier

Marval, 1994

 

> Site internet de J. S. Cartier

Rouaud
Photos Cartier

Luba Jurgenson, « Un paysage en guise de trace », in Mémoire(s) des lieux dans la prose centre-européenne après 1989, p. 282 et 286-287

 

 

 

 

 

 

(1) Imre Kertész, Le Chercheur de traces (1998), trad. fr. Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Arles, Actes Sud, 2003, p. 66

Un paysage en guise de trace

 

« En laissant émerger dans le dehors de notre présent quelque chose du dedans de l’événement que nous cherchons à cerner, elle [la trace] nous questionne sur notre manière d’interroger, sur les modes d’appréhension de ce dedans et sur notre légitimité à y pénétrer. »

 

« Le sujet ne peut donner un sens à sa perception que si elle prend place dans un ensemble de représentations organisées par une visée éthique. […] Le « pour mourir » dilué dans le paysage n’offre manifestement aucune possibilité de sens. Il rend le protagoniste aveugle et l’espace informe. […]

Or, il a soigneusement préparé son voyage, a calculé dans les moindres détails l’emplacement précis où devaient se trouver les vestiges. »

 

             « Il n’avait qu’à vérifier ce qu’il savait pour ensuite s’abandonner à ce savoir. » (1)

 

« Le personnage de baliseur a pour mission de structurer les contours du réel en vue de leur transmission, d’aménager ne serait-ce que provisoirement et invisiblement des conditions d’émergence d’une mémoire organisée par un acte éthique, donc lisible. »

Prospectus de l’exposition « Sur les pas de Louis Barthas. 1914-1918 ». Photographies de Jean-Pierre Bonfort

© BnF François Mitterrand

http://www.jeanpierrebonfort.com

Sur les pas de Louis Barthas. 1914-1918

 

« La vision d’apocalypse décrite par Louis Barthas dans ses Carnets fut saisie crûment par les images des années de guerre. […]

Cent ans plus tard, muni de son téléphone mobile, suivant les feuilles de route de Barthas et lui emboîtant le pas, que voit le photographe Jean-Pierre Bonfort ? Les sites de combat de la Première Guerre mondiale se révèlent en creux comme des « paysages » provisoires.

Les cicatrices du terrain sont parfois encore perceptibles, mais la végétation a reverdi, villages et maisons sont reconstruits. La vie a repris. Seuls quelques indices donnent à penser que ce paysage n’est pas le fruit d’une lente évolution. Un événement terrible s’est produit autrefois. Le paysage en est le témoin muet.

Les lieux évoqués jouent un rôle important dans le parcours personnel de Barthas, pourtant ils se sont absentés de la mémoire des vivants. Ce qui demeure à jamais sensible tient à la configuration géologique, aux conditions atmosphériques longuement évoquées : froid, neige, pluie, boue.

Bonfort voit les routes où se déroulaient les incessantes marches nocturnes, quelques vestiges d’architecture vernaculaire : granges, abris…

Il voit aussi ce que n’a pu voir Barthas, les monuments, les mémoriaux, les immenses cimetières où sont ensevelis les combattants et qui sont les signes les plus émouvants du conflit.

Le photographe voyageur rencontre une forme de banalité, de platitude : ni pittoresque, ni tragique, encore moins d’exotisme, une profonde mélancolie que dévoile subtilement sa technique minimaliste. Il affronte la temporalité complexe d’un siècle. Seule la parole du témoin et son articulation avec l’image peuvent donner véritablement à comprendre la notion de trace.

Se pose alors la question de la fragilité et de l’ambiguïté d’un témoignage photographique a posteriori. Nous mesurons l’écart entre le visible et la parole.

Ça a été, mais je n’étais pas là. J’ai été là, mais ce n’est plus cela. »

On retrouve une similarité dans la démarche de photographes qui partent à la recherche de traces, et notamment en marchant dans les pas de ceux qui ont laissé un témoignage. C'est le cas de Jean-Pierre Barthas, exposé à la Bibliothèque nationale François Mitterrand du 25 mars au 24 août 2014.

Jurgenson_Paysage

Jour 1 : Slavkov et le nord du champ de bataille

Jour 2 : le sud du champ de bataille

b/ L'œil du photographe

Des points communs sont évidents entre la Première guerre mondiale et la bataille d'Austerlitz : l'existence d'un champ de bataille qui avait été meurtri pas les combats des hommes, et la commémoration des morts de ces combats sur les lieux mêmes. Comme d'autres ouvrages de photographies des champs de bataille de la Première guerre mondiale, nous avons parcouru les photographies de J. S. Cartier,  une fois rentrée de notre voyage à Austerlitz et n'avons donc pas été influencée par elles.

En allant sur les lieux de la bataille, nous savions que c'était pour y chercher quelque chose, des traces, des monuments. Nous savions que nous allions en trouver pour avoir lu des articles, parcouru des sites Internet et des guides touristiques. Nous avions donc emporté tout le matériel photographique nécessaire pour capturer ces traces sur le papier ou dans une carte mémoire, puis les répertorier de la façon la plus exhaustive possible, pour ensuite les restituer de façon ordonnée, pensée, pour faire naître un discours sur ces lieux. Les traces sont comme des révélateurs de mémoire, même d'une mémoire apprise à l'école ou présente dans l'inconscient collectif. Nous voulions que la bataille, toujours vivante dans nos esprits, marque notre corps, nos sens, qu'elle ne nous laisse pas indifférente.

Les traces laissées dans la terre par des combats stationnaires pendant des mois, des années, de 1914 à 1918, sont sans commune mesure avec la bataille qui s'était déroulée un siècle plus tôt sur une journée en Moravie. Pourtant, force est de constater, à posteriori, que des similitudes apparaissent invariablement entre les deux champs de bataille, comme le montrent les photos ci-après. L'œil du photographe semble révéler un trait identitaire propre à tout champ de bataille, une sorte de ligne à moitié effacée sur une vieille carte d'identité indiquant : "a été le terrain de violents combats, oui, non", et permettant notamment aux autorités de légiférer en fonction concernant l'aménagement du territoire.

hôtel
Jour_2

En se rendant sur les lieux d'une bataille qui a fait plusieurs milliers de morts en quelques heures sur une aire d'environ onze kilomètres par onze kilomètres, nous voulions nous rendre compte physiquement du lieu, mais au-delà, nous recherchions un contact authentique avec lui. Peut-être pourrions-nous y ressentir une tension, une émotion provoquée par cette terre témoin du drame et imprégnée du sang de ses acteurs. Aleida Assmann parle, dans La longue ombre du passé, d'une « magie antéïque »(1) que contiennent les lieux de traumatismes.

Plus le touriste mémoriel aura préparé son voyage et aura des attentes sur ce qu'il veut trouver sur place, plus il trouvera ce qu'il a finalement apporté avec lui, en lui. Mais plus son bagage est léger, plus il sera susceptible de se laisser porter par la "magie" du lieu. Toutefois, "magie" ne veut pas dire sens, réponse, comme l'explique Luba Jurgenson dans "Un paysage en guise de trace".

P7 : Staré Vinobrady

 

Monument et point de vue

 

1/5

 

Aleida Assmann, Der Lange Schatten der Vergangenheit, p 223

 

(1) Magie "antéïque", qui prend sa force dans son encrage dans le sol, tout comme le géant Antée

 

 

(2) Ruth Klüger, Weiter leben, p. 75

Traumatische Orte besitzen eine besondere „antäische Magie“ (1).

 

« Über den Informationswert hinaus […], erwartet man sich von den historischen Schauplätzen der Vernichtung eine Erlebnisverstärkung durch sinnliche Anschauung. Diese Disposition entspricht, wie wir gesehen haben, einer uralten inneren Bereitschaft von Wallfahrern und Bildungstouristen, historisches Wissen durch subjektives Erlebnis zu verstärken. Sinnliche Konkretion und affektive Kolorierung sollen die rein kognitive Erfassung eines vergangenen Ereignisses im Sinne einer persönlichen Erfahrung, Auseinandersetzung und Aneignung vertiefen.

 

Über diejenigen, die nach Auschwitz reisen, schreibt Ruth Klüger:

          „ Wer dort etwas zu finden meint, hat es wohl schon im Gepäck mitgebracht.“ (2)

 

Es ist vorstellbar, dass in dem Maße, wie das Gepäck der Besucher leichter wird, die Erwartung an die Eindruckskraft des Ortes zunimmt. Was man selbst, da man dem Geschehen bereits zu fern steht, nicht mehr mitbringt, soll durch eine ortsimmanente Gedächtniskraft, durch den überwältigenden Appellcharakter des Ortes aufgewogen werden. Die antaïsche Magie wird in der Authentizität verankert, die dem historischen Schauplatz zugeschrieben wird. »

c/ Les lieux d'événements traumatiques

Bernard Giovanangeli, « Terre sacrée », in Hauts lieux de la Grande Guerre, dir. Bernard Giovanangeli, Paris, Bernard Giovanangeli éditeur et Ministère de la Défense, 2005, Introduction.

 

Terre sacrée

 

« De la mer du Nord aux Vosges, le temps et la main de l’homme ont transformé les paysages que la guerre avait dévastés. Certains ont leurs cicatrices, leurs monuments et leurs fantômes qui ne laissent pas d’impressionner. D’autres, sans vestiges apparents, semblent plus apaisés. Mais quelque dissemblables que soient ses aspects, la terre qui a bu le sang des soldats ne sera plus jamais ce qu’elle fut. Il émane d’elle une mélancolie majestueuse. Il y a, osons le mot, une poésie de ces lieux augustes, une poésie toute revêtue de spiritualité. Une émotion nous la dévoile. Quelques tombes encloses au milieu de la glèbe. Le timbre pur d’une cloche qui résonne. Le visible révèle l’invisible. Une symphonie mystérieuse et supérieure traverse nos fibres. Appelons-la un sentiment d’éternité. »

c_Lieux traumatiques
À l'hôtel (Slavkov u Brna)

 

Mobilier empire dans les chambres

Talbleaux de la bataille dans la salle de restaurant

La décoration a pour thème Napoléon.

 

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a_Carnet de bord
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